Yorktown : la capture des redoutes
- Par Jacques de Trentinian
Source : Cin Echo n° 5
« Monsieur de La Fayette est prévenu qu’après un silence d’un quart d’heure de toutes les batteries, il partira ce soir à six heures et demie précises deux coups de bombes et deux obus de la première parallèle (…), que ce sera le signal que j'ai proposé et qui a été accepté par le général Washington pour faire déboucher les troupes américaine et française qui doivent attaquer de vive force les redoutes de la gauche de l’ennemi. ». Comme il a été rappelé dans un récent article de notre Cin-Echo, les combats d’Yorktown et de la Chesapeake ont joué un rôle décisif pour dissuader la cour de Londres de tenter de maintenir indéfiniment son règne sur les treize colonies américaines révoltées.
Cette victoire combinée, maritime et terrestre, fut le résultat de la stratégie gagnante établie par le général Washington et le gouvernement de Louis XVI, mais aussi des avantages tactiques obtenus contre les forces anglo-germaniques du Lord Cornwallis sur le champ de bataille. L’un des éléments en fut l’artillerie moderne apportée de Brest à Newport : trente-six pièces de campagne, leurs équipements et leurs munitions, furent acheminées par terre du Rhode Island à la Virginie, tandis que trente-six pièces lourdes de siège étaient transportées par bateau de Newport à la rivière James puis, de là, charriées à York sur le difficile terrain sablonneux de la péninsule. Une fois placées sur la première parallèle et augmentées d’un nombre comparable de pièces américaines, ces batteries permirent aux Alliés de mettre à mal des positions et des combattants défendus par une artillerie moins puissante. L’étape suivante consista à creuser au plus près de la ville, environ 500 mètres, une seconde parallèle. Celle-ci était presque achevée le 12 octobre, mais restait vulnérable au feu de deux redoutes (nos 9 et 10, L et K du plan) saillant à l’extrême gauche de la défense britannique. Il parut impératif au lieutenant général comte de Rochambeau et à son adjoint, le maréchal de camp baron de Vioménil, avec l’accord du général Washington, de s’emparer de ces deux points forts. L’assaut qui allait se dérouler le soir du 14 octobre fut minutieusement préparée dans le camp des alliés. Ils se partageaient ainsi la charge de le mener à bien : après une forte préparation d’artillerie, un parti de quatre cents soldats d’élite américains devait assaillir la redoute 10, tandis qu’un même nombre de chasseurs et grenadiers français s’occuperaient de la plus puissante. Vioménil, fut chargé d‘établir le plan d’action détaillé : il conduirait en personne la colonne française, tandis que La Fayette, officier de jour des forces américaines mènerait la colonne de la redoute 10. Nous n’avons pas les instructions écrites pour l’attaque française (Vioménil n’allant pas s’écrire à lui-même) ; mais les rapports ultérieurs montrent qu’il observa très exactement pour la redoute 9 la tactique qu’il avait prescrite au marquis de La Fayette.
La minute de cet ordre de conduite, conservée dans les archives personnelles du baron de Vioménil et dont les premières lignes sont reproduites au début du présent article, se poursuit comme suit :
« M. de La Fayette étant destiné à attaquer celle qui est à pic sur la rivière, il lui est ordonné de se mettre à la tête de la division qu’il doit conduire et de la diriger en colonne sur l’angle saillant de cette redoute. Il fera précéder son avant-garde par un détachement de cinquante bons tireurs, ayant chacun une grande fascine qu’ils poseront au pied des abattis et dont ils feront un rempart sur les faces dudit ouvrage pour y fusiller le plus à couvert qu’il sera possible, tandis que les troupes destinées à l’attaque s’en empareront par son saillant. « Vingt charpentiers marcheront à la suite des hommes chargés de fascines pour couper les abattis qui pourraient retarder la marche de la colonne. Deux bas-officiers intelligents précéderont encore cette colonne de quelques pas, pour découvrir les points des abattis qui auront été les plus ouverts par l’artillerie américaine, afin que la tête de la colonne soit dirigée sans le moindre retard . « Dès que M. de La Fayette sera maître de cette redoute, il la fera occuper par le nombre d’hommes qu’il croira nécessaire pour la défendre, (…) « J’ai trop d’opinion de l’expérience, du zèle et de l’intelligence de M. le marquis de La Fayette, pour n’être pas assuré qu’il suppléera avec distinction à tout ce que je pourrais avoir oublié dans cette instruction faite de la tranchée et un peu à la hâte(…) » « M. de La Fayette instruira directement le général Washington de son succès. C’est un agrément que M. de Vioménil se plaît à lui laisser ». « À la tranchée devant York, le 14 octobre à 5 heures du soir. » (Vioménil). Corrélativement, la tranchée américaine devra soutenir cette attaque :
« Ordre est donné à M. le baron de Steuben de tenir le parapet de la parallèle gardée par les Américains, aussi longtemps que durera l’attaque conduite par M. le marquis de La Fayette. (…) Concernant les autres dispositions pour la tranchée, il se conformera à ce qui a été verbalement convenu (…) » « À la tranchée devant York (...) » (Vioménil). Les généraux menèrent leurs colonnes respectives au contact. Leurs adjoints prirent la tête de l’assaut proprement dit: pour le détachement américain, Hamilton, qui avait obtenu cet honneur de Washington; les Français allaient suivre les lieutenants-colonels des deux régiments impliqués : Vincent, baron de L’Estrade, pour Gâtinais et Guillaume, vicomte de Forbach des Deux-Ponts pour Royal-Deux-Ponts. Ce dernier a laissé dans ses mémoires une relation détaillée de la prise de la redoute 9 et des cent vingt défenseurs Britanniques et Hessois du lt.-colonel McPherson. L’approche qu’il décrit suit très précisément les instructions données par Vioménil dans sa lettre à La Fayette: une section de pionniers équipés d’échelles, de fascines et de haches ouvrirent la voie à la colonne où les compagnies de Gâtinais montèrent en tête, suivies du détachement du Royal-Deux-Ponts (dans l’armée Royale, les régiments les plus anciens avaient le privilège de marcher en tête aussi bien pour l’assaut que pour les parades). L’Estrade, lt-colonel de Gâtinais, fut grièvement blessé et Guillaume de Deux-Ponts reçut une projection de graviers au visage. Charles de Lameth, l’un des aides de camp de Rochambeau, avait obtenu la permission de les assister et, précédant la colonne, fut blessé gravement successivement aux deux jambes. (Heureusement pour lui, le chef chirurgien décida de prendre le risque de laisser faire la nature au lieu de l’amputer). Deux capitaines de Gâtinais, Clément de Berthelot, tué sur le champ et Jean de Sireuil (qui devait mourir deux mois plus tard de ses blessures) y perdirent la vie. Il y eut en tout quinze morts et soixante dix-sept blessés chez les attaquants, dix-huit tués et cinquante prisonniers parmi les cent vingt défenseurs anglais et hessois. Gâtinais, en conséquence de son privilège de mener l’attaque, souffrit les pertes les plus fortes (quatorze tués et quarante-deux blessés). Royal-Deux-Ponts eut entre un et trois morts et quatorze blessés ce jour-là. Il y eut en outre quinze soldats tués ou blessés dans les troupes de soutien (six pour Agenais et neuf pour les autres compagnies de Gâtinais). La redoute 10 tenue par quarante-cinq hommes aux ordres du major James Campbell fut enlevée sans même s’attarder à écarter les obstacles dans une attaque digne de la “furia francese” par les Américains d’Alexander Hamilton, tandis que John Laurens parvenait à entrer par l’arrière et capturer lui-même Campbell. Neuf Américains furent tués et trente et un blessés; les défenseurs perdirent huit tués et vingt prisonniers.
Le lendemain, les deux redoutes étaient incorporées à la seconde parallèle. Quelques cent quarante bouches à feu se livrèrent jour et nuit à un feu roulant quasi incessant contre l’ensemble du dispositif anglais maintenant très proche. Lord Cornwallis tenta une sortie qui fut sans résultat significatif, puis fut empêché par un orage de s’échapper en franchissant la rivière. La situation devenait intenable pour ses unités, écrasées sous les boulets et les bombes au milieu même de la ville. Il n’eut servi à rien de sacrifier plus de monde. Le 17 octobre, un tambour anglais parut, battant la chamade, suivi d’un officier agitant un mouchoir blanc. Le général anglais proposait un cessez-le-feu pour négocier une reddition. Les négociations furent menées entre deux de ses officiers et, pour les Alliés, John Laurens représentant Washington et le vicomte de Noailles représentant Rochambeau. Le capitaine de vaisseau Liberge de Granchain œuvra aux traductions nécessaires. Après la capitulation de Cornwallis, il convenait d’annoncer la victoire et porter les drapeaux capturés à la Cour de France. Rochambeau désigna à cet effet deux chefs d’unité s’étant particulièrement distingués personnellement au combat : le duc de Lauzun, pour son brillant engagement du 5 octobre contre la cavalerie de Tarleton à Gloucester, (il mit à la voile le 21) ; et, trois jours plus tard, le vicomte de Forbach des Deux-Ponts pour sa conduite lors de la prise des redoutes. Deux années plus tard, le 3 septembre 1783, la signature à Versailles du traité de paix, amenait toutes les nations européennes à suivre l’exemple donné par la France dès 1778 en reconnaissant à leur tour l’indépendance américaine.
Source: http://www.cincinnatidefrance.fr/histoire/171-yorktown-la-capture-des-redoutes