J’ai eu l’honneur de vous mander par ma dernière du 27 février que je n’attendais que les vents pour aller à la croisière qui me serait indiquée, par Monsieur le Comte d’Orvilliers. Le 2 mars les vents étant à l’E.N.E., je mis à la voile de rade de Brest et fit route pour entrer dans la manche, devant croiser jusqu’à Bréhat. Le 12. je rendis compte de Bréhat  à Monsieur le Comte d’Orvilliers que je n’avais rien vu de nouveau, ayant été même jusqu’à l’entrée de Plymouth et de là je me remis en croisière. Le 19 je fus encore à l’entrée de ce port toujours sans pavillon, je vis cette fois beaucoup de bâtiments marchands qui faisaient route pour entrer. Etant par les 49° 50’ de latitude 5° 5’ de longitude, j’eus connaissance à 8. h. du matin dans le NE de deux vaisseaux et d’une frégate qui couraient à l’est, à 9. h. d’un autre vaisseau dans le NO courant à l’est à 9.h.1/2 ayant aperçu ce dernier serrer le vent et faire route sur moi je fis ranger tout le monde à leurs postes ; à 10. h. le vaisseau étant à demi portée de canons mit pavillon et flamme anglaise et l’assura d’un coup de canon à boulet, aussitôt je fis hisser le mien et l’assurais aussi d’un coup de canon à boulet et continué toujours ma route suivant en cela mes instructions. Lorsqu’il fut par mon travers il m’envoya en avant un second coup de canon à boulet, je lui en envoyais aussi un dans la même direction, alors il mit au même bord que moi et voyant que je marchais mieux que lui, il me tira 12. Coups de canons coups sur coups dans les grais, dont un m’a coupé le tiers du diamètre de mon grand mât de perroquet et percée la voile, un autre dans la misaine, et de plus quelques manœuvres de coupées. Mais voyant que malheureusement la partie n’était pas égale, ayant affaire à un vaisseau de 64 canons je ne voulus pas riposter avant de savoir si nous étions en guerre, ma batterie étant chargée à boulets et à mitrailles, je laissais arriver pour arriver sur lui, lui passant à poupe, je le hélai et lui demandai ce qu’il me voulait. Et pourquoi ces coups de canons, si nous étions en paix. Il me demanda d’ou je venais, à quoi je répondis de la mer et que j’allais lui envoyer un officier à son bord, en conséquence je mis en panne et lui envoyai Monsieur de Nevet de Pont-Briand avec ordre de ne point répondre à aucunes de leurs questions au sujet de ma mission, de plus de témoigner au capitaine du vaisseau mon mécontement sur la manière dont il avait agit vis à vis du pavillon du Roy. Monsieur de Nevet ne fut pas plutôt arrivé à son bord que le capitaine anglais me dépêcha un officier pour me faire des excuses. Je le reçut en présence de tout mon équipage, il me dit qu’il m’avait pris pour un corsaire insurgent et que le matin ils avaient parlé à une frégate qui avait filé ses câbles par le bout n rade de Plymouth, pour chercher pour chercher le dit insurgent semblable à mon bâtiment qui passa le 19. devant leur rade avec pavillon français ; il me dit de plus que la frégate partie de Plymouth leur avait mis un homme à bord et assurait fortement que c’était moi le dit bâtiment insurgent qu’ils cherchaient, ils s’excusèrent à nouveau de leur méprise ; ma réponse fut courte, je dis à l’officier que mon plus grand chagrin était de n’avoir que 12. canons et qu’il pria de ma part son capitaine d’être moins prompt à tirer du canon, à moins  qu’il voulut rompre la bonne intelligence qui règne entre les deux nations. Ce vaisseau venait de l’Amérique, il se nomme le Buffalo, capitaine Hugh Bromedge, il n’avait à son bord que 200 hommes en état de faire le service suivant le rapport qui m’a été fait par l’équipage de mon canot, qui avaient parlé à 12. prisonniers français qui étaient détenus à leur bord. Ils ont dit de plus qu’il y en avait 12. autres dans une autre frégate venant aussi de l’Amérique, n’ayant su cela Monseigneur qu’après le départ de l’officier anglais je n’ai pu les réclamer. J’oubliais aussi de vous rendre compte que cet officier m’avait demandé à voir ma commission, je lui ai répondu que je la lui montrerai après avoir vu celle de son Capitaine, et que je me rendrai indigne de commander un bâtiment du Roy de France, si je n’agissais autrement. Et que ce n‘était pas là notre usage, et que je ne serai pas le premier à établir cette règle. Monsieur de Nevet s’étant rendu à bord me dit de la part du capitaine anglais qu’il était très touché de cette méprise, et qu’il m’avertissait qu’il y avait deux frégates qui avaient ordre de chercher cet insurgent et de le couler à fond et que je ferai bien d’aller au devant d’elles si je les apercevais de crainte qu’elles ne m’attaquent. J’ai aussi appris qu’il y avait dans la manche 8. vaisseaux et 2. frégates qui croisaient, j’ai continué le même jour le bord du OSO jusqu’à 8. h. du soir. En effet j’ai eu connaissance de 3 autres vaisseaux qui s’étaient séparés, j’étais alors 6. à 7. lieues dans l’ESE du cap lizard. Ces vaisseaux coururent à l’Est. Ma croisière devant finir demain, et ne pouvant gagner Brest, ayant les vents contraires, j’ai pris le parti de relâcher à Saint Malo, pour rendre compte de ma croisière et de ce qui m’est arrivé. Ensuite je me rendrais à Brest, j’espère Monseigneur qu’un jour vous me confierez un bâtiment assez fort pour me venger des coups de canons, que j’ai reçus dans celui-ci, et que vous ne désapprouverez pas ma conduite dans cette circonstance. Je n’ai rien plus à cœur que de nous prouver que votre confiance n’est pas mal placée, lorsque vous m’avez fait l’honneur de me choisir pour commander cette corvette.

J’ai l’honneur d’être avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

A bord de La Favorite en rade de Saint Malo le 23 mars 1778.

Le Chevalier de Kersaint

Source : CARAN, cote MAR/B/4/137