Botany Bay (Sidney), 7 février 1788.


Je n'aurais donc jamais que des malheurs à vous annoncer, mon cher Fleurieu, et ma extrême prudence est sans cesse déconcentrée par des évènements impossibles à prévoir, mais dont j'ai toujours eu, en quelque sorte, un secret pressentiment. J'avoue que j'ai à me reprocher, dans la malheureuse journée du 11 décembre 1787 , d'avoir cédé, presque malgré moi, aux importunités, je dirai même à l'opiniâtreté même à la violence de Langle, qui prétendait que l'eau fraîche, l'eau nouvellement embarquée, était le meilleur antiscorbutique, et que son équipage serait totalement affecté de cette maladie  avant notre arrivée à la nouvelle Hollande. Nous y sommes cependant arrivés sans un seul malade et je suis bien intimement convaincu que la bonne eau, fraîche, ancienne est également salubre.

Vous lirez mon cher Fleurieu dans mon journal les détails de notre malheureux événement aux îles des Navigateurs : ma sensibilité en est trop profondément affectée, pour que ce ne soit pas un supplice pour moi de les répéter. Vous trouverez inconcevable qu'un homme de bon sens, d'un jugement sain, ait préféré à une baie connue, vaste, et où l'eau était excellente, un endroit où les chaloupes sont restées à sec.

Environnées par mille huit cent à deux mille Indiens, qui les environnaient, les ont mises en pièces après avoir massacré tous ceux qui n'avaient pas eu le temps de se sauver dans les canots qui étaient restés à flot au pied des récifs ; pendant que nos vaisseaux faisaient tranquillement un commerce d'échange de vivres  à des lieues au large, où nous étions bien loin de prévoir la possibilité d'un pareil malheur.

Une trentaine d'Indiens ont été tués à terre dans cette fatale journée, par les gens de nos chaloupes, quand ils s'en virent assaillis. J'aurais pu, si je n'eusse contenu la juste fureur de nos équipages, en laisser massacrer cinq cents autres, dispersés sur nos deux frégates, ou remplissant les pirogues qui environnaient les deux bâtiments ; ces pirogues qui commerçaient en toute sécurité le long du bord, eussent été coulées bas : mais je crus qu'une pareille barbarie ne réparerait pas notre malheur, ne nous consolerait pas ; et il ne peut être permis de faire du mal que lorsqu'il est absolument nécessaire.

Je n'ai trouvé près de l'endroit de la côte où est situé le village du Massacre, qu'un mauvais fond de corail : la houle d'ailleurs jetait à terre ; je suis certain que nos câbles n'y auraient pas résisté deux heures, et les frégates pouvaient s'y trouver dans le plus grand danger, sans que même il leur fût possible d'approcher à la portée de canon de cette infernale petite baie. Je n'ai pas cru d'ailleurs que le plaisir de brûler cinq ou six huttes, fut un motif suffisant pour faire courir aux frégates un risque si imminent. Je crois cependant que je n'aurais pu me refuser de l'essayer, si j'eusse eu l'espoir de reprendre nos chaloupes ; mais les sauvages, après les avoir presque détruites, en avaient échoué les carcasses sur la place.

Vous approuverez qu'un pareil malheur ne m'ait rien fait changer au plan ultérieur du voyage ; mais il m'a empêché d'explorer entièrement l'archipel des Navigateurs, que je crois plus considérable, plus peuplé, plus abondant en vivres, que celui de la Société, en y comprenant O-Taïti, et dix fois plus grand que toutes les îles des Amis ensemble. Nous avons reconnu l'archipel de Vavao, attenant à ces dernières, et que le pilote espagnol Maurelle avait aperçu, mais qu'il a si mal placé en longitude qu'en le marquant sur les cartes d'après son indication, on y eût introduit une nouvelle confusion. Les navigateurs se trouveront garantis de toute incertitude à cet égard, par nos déterminations, ou plutôt par celles du capitaine Cook, qui a si bien décrit le groupe d'Hapaee, qu'il était impossible de méconnaître son identité avec les îles Galvès de Maurelle.

Vous trouverez dans mon journal, que j'ai vu l'île Plistard, l'île Norfolk, et qu'enfin je suis arrivé à Botany-Bay sans un seul malade sur les deux bâtiments : les petits symptômes du scorbut ont cédé à l'usage des vivres frais que je m'étais procurés aux îles des Navigateurs. Je suis assuré que l'air de la mer n'est pas la principale cause de cette maladie, et qu'on doit bien plutôt l'attribuer au mauvais air des entreponts, lorsqu'il n'est pas fréquemment renouvelé, ou plus encore à la mauvaise qualité des vivres. Peut-on croire que du biscuit rongé des vers, comme il l'est quelquefois, et ressemblant à une ruche d'abeilles, de la viande dont un seul âcre a corrodé toute la substance, et des légumes absolument desséchés et détériorés, puissent réparer les déperditions journalières ? Du défaut de nourriture substantielle, suit nécessairement la décomposition des humeurs, du sang, etc.
Aussi, je regarde les esprits de cochléaria, et tous les remèdes contenus dans des flacons, comme des palliatifs d'un moment ; et les vivres frais, les vivres frais seuls, soit du règne animal, soit du règne végétal, guérissent le scorbut si radicalement que nos équipages, nourris pendant un mois des cochons traités aux îles des Navigateurs, sont arrivés à Botany-Bay mieux portants qu'à leur départ de Brest : et cependant ils n'avaient passé que vingt-quatre heures à terre dans l'île de Maouna.

[...] M de Clonard commande aujourd'hui l'astrolabe et Monti l'a remplacé sur la Boussole. Ce sont des officiers de premier mérite. Nous en avons perdu un excellent dans le Vicomte de l'Angle, il n'avait de défaut que d'être opiniâtre et entier dans son opinion. Il fallait que je négocie avec lui sans quoi refusait de me suivre et il a donc plutôt arraché qu'obtenu la permission qui a causé sa perte. Mais je n'aurais jamais cédé si le rapport qu'il m'avait fait de la baie avait été exact et j'en suis encore à essayer de comprendre comment un homme comme lui a pu se tromper aussi grossièrement, vous voyez mon cher ami que je suis encore affecté par les événements, j'y reviens sans cesse et presque malgré moi.

Adieu, je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.

A bord de la boussole dans la baye de botanique le 7 février 1787.

La Pérouse

NB : il y a une faute dans la date, ce doit être 1788, au lieu de 1787

Sources: Archives nationale de la marine.